Les deux chercheurs regrettent l’abandon de l’abaissement de 90 à 80 km/h de la vitesse sur route, le manque de moyens alloués aux radars mobiles et le manque de volonté politique pour réduire la mortalité routière. Nous publions ci-dessous leur tribune, à paraître dans Le Monde daté du 18 mars.
« Refusant d’être associés sans réagir à l’incompétence, la surdité
et l’obstination dans l’erreur, nous démissionnons du comité des experts
auprès du Conseil national de la sécurité routière. Quand des
organisations n’assument pas leurs fonctions, il faut expliquer pourquoi
et les quitter. Toute autre attitude relève d’une forme de compromission
irresponsable conduisant à la culpabilité.
Pour la première fois depuis douze ans, la mortalité annuelle sur les
routes a progressé de 171 tués au cours des treize derniers mois.
L’objectif gouvernemental d’abaisser à 2 000 la mortalité sur les routes
en 2020 ne sera pas atteint avec les méthodes de gestion actuelles, et
l’accident de la route demeurera la première cause de mort des jeunes
adultes. A ces disparitions s’ajoute un nombre équivalent de handicaps
graves.
La recette du succès est connue
L’insécurité routière exprime dans des délais courts la qualité ou les
défaillances du fonctionnement politique. En soixante ans, la mortalité
au kilomètre parcouru a été divisée par dix-sept. Plus de 100 tués pour
1 milliard de kilomètres parcourus au début des années 1960, et 5,8
en 2013. Ces résultats prouvent que la recette du succès est connue,
l’échec est donc insupportable, car il exprime la passivité et
l’incompétence des gestionnaires.
Le Conseil national de la sécurité routière (CNSR) devait se prononcer
le 16 juin 2014 sur l’abaissement de 90 à 80 km/h de la vitesse maximale
sur le réseau non autoroutier. Bernard Cazeneuve, ministre de
l’intérieur, est intervenu avant la présentation du rapport de la
commission spécialisée du CNSR qui devait précéder le débat et le vote.
Il a annoncé qu’il n’adopterait pas cette mesure et qu’il ferait une
expérimentation sur quelques tronçons de routes accidentogènes. Or, une
application aussi restreinte ne pouvait ni améliorer significativement
la sécurité routière, ni contribuer à améliorer des connaissances
établies depuis des décennies avec des méthodes plus adaptées. En
refusant d’écouter avant de décider, le ministre a ridiculisé le CNSR –
il a écarté la mesure qui permettait de renouer avec de bons résultats
et d’atteindre l’objectif fixé par le gouvernement. La démagogie a
prévalu sur l’efficacité.
Une erreur isolée peut se corriger. L’espoir est faible quand elle
s’intègre dans un dispositif de gestion qui s’est dégradé année après
année.
En 1972-1973, à la demande du premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, un petit groupe de gestionnaires et d’experts a consulté, observé ce qui avait été fait dans d’autres pays, puis proposé l’obligation du port de la ceinture de sécurité et des limitations de vitesse, notamment 90 km/h sur le réseau non autoroutier. La mortalité sur douze mois s’est abaissée de 17 022 tués de fin novembre 1973 à 14 296 fin novembre 1974.
En 2002, Jacques Chirac a fait de la sécurité routière une priorité.
Après une journée de consultation (Etats généraux de la sécurité
routière du 17 septembre 2002), un groupe limité de conseillers a su
faire de bons choix et les mettre en œuvre avec des gestionnaires
compétents : le dispositif de radars automatiques, la fin des
indulgences abusives et la réduction des tolérances sur les excès de
vitesse ont exprimé leur efficacité. La mortalité sur les routes a été
divisée par deux en moins de dix ans, passant de 8 000 à moins de 4 000.
Le contraste est évident entre de telles pratiques et la mise en œuvre
d’une pseudo-démocratie consistant à multiplier les conseils, comités et
commissions, dont les niveaux de compétence et de représentativité sont
à géométrie variable. La politique actuelle de sécurité routière associe
toutes les dérives d’une organisation qui ne peut produire que des
conflits et aboutir à des impasses décisionnelles.
Mesures contraignantes
L’erreur du gouvernement a été de croire que les bons résultats de 2013
relevaient de la poursuite automatique de la tendance des années
précédentes. Or, les progrès réguliers mais lents de la sécurité
routière sont assurés par l’évolution des véhicules et des
infrastructures. Par contre, les actions politiques visant à modifier le
comportement des usagers sont d’une autre nature. Leur pertinence se
traduit par des ruptures parfois importantes, obtenues dans des délais
courts. Elles ne sont pas produites par des campagnes de communication
visant à « sensibiliser » les usagers, dont les effets sont éphémères.
En ces matières, la responsabilisation individuelle est connue pour être
de peu d’efficacité. Ce sont les annonces de mesures crédibles et
contraignantes qui ont fait leurs preuves partout dans le monde, comme
cela a été le cas en France fin 1972 et fin 2002.
Faute d’analyse fine du retournement de la situation entre 2013 et 2014 par un observatoire de la Sécurité routière dépourvu de réactivité et aux moyens insuffisants, les gestionnaires n’ont pas compris l’épuisement rapide de l’effet d’annonce de la mise en service d’une nouvelle génération de radars mobiles opérant à partir de véhicules banalisés en déplacement. Cette nouvelle technique, capable de réduire l’efficacité des avertisseurs de radars, n’a pas été mise en œuvre avec des moyens suffisants. Dès la fin 2013, les usagers les moins respectueux des règles avaient compris que le risque d’être contrôlés par ces nouveaux radars mobiles était faible. En conséquence, la dégradation des résultats est devenue indiscutable à partir de mars 2014. Elle imposait la définition de nouvelles mesures efficaces qui ne sont pas venues. Faute de comprendre les ressorts d’une politique de sécurité routière pertinente, les décideurs politiques ont cru pouvoir ne rien faire et attendre. Leur erreur est maintenant d’une gravité évidente.
La construction de ce désastre n’est pas attribuable au seul
désaccord entre le ministre de l’intérieur qui a en charge la sécurité
routière et le CNSR. La perte du caractère interministériel de la
gestion de l’insécurité routière a joué un rôle important. Pendant la
construction du succès de 2003-2006, au moins deux comités
interministériels se tenaient chaque année. Il n’y en a pas eu un seul
depuis mai 2011. C’est le signe évident que la lutte contre l’insécurité
routière n’est plus une priorité politique gérée au niveau
gouvernemental.
L’inexistence de la ministre ayant en charge l’écologie et les
transports dans ce débat est flagrante. Alors que la France sera au cœur
du processus de sauvetage du climat à la fin de cette année et que les
transports représentent un tiers de la consommation de produits
pétroliers, la loi sur la transition énergétique ne contient aucune
mesure de réduction des vitesses maximales sur les réseaux hors
agglomération, alors qu’il s’agit de la mesure la plus immédiatement
efficace que l’on pouvait adopter pour réduire la production de dioxyde
de carbone. Les synergies entre les effets sur le climat et sur la
sécurité routière n’ont pas été exploitées, faute d’une vision
interministérielle des problèmes.
Echec des pouvoirs publics
Le déficit de gestion a été d’autant plus inévitable que ce désintérêt
se greffait sur une tare ancienne de notre fonctionnement
politico-administratif, qui est la peur de l’évaluation des politiques
publiques. L’évaluation est une forme de contrôle de qualité, elle ne
peut se limiter aux aspects financiers du fonctionnement de l’Etat.
Quand une loi rend possible l’usage des éthylotests antidémarrage en
tant que peine complémentaire destinée à prévenir la conduite sous
l’influence de l’alcool, il est indispensable de produire un bilan de
l’application de la mesure au niveau départemental. Quatre ans après
l’adoption de la loi d’orientation et de programmation pour la
performance de la sécurité intérieure, ce bilan n’est toujours pas
disponible. Les exemples de ce type sont multiples.
Les défaillances de l’Observatoire national de la sécurité routière se
sont accumulées au cours des dernières années. Après deux années d’échec
des appels d’offres sur les mesures des vitesses de circulation,
déterminants principaux de l’accidentalité, de nouveaux dispositifs de
mesure ont été mis en place, sans validation par le comité des experts,
alors que ce dernier « oriente la méthodologie des recueils et
analyses statistiques
ainsi que des études de l’observatoire.Il peut également être consulté
sur la qualité scientifique des publications mises à la disposition du
public en matière de sécurité routière (article 7 du décret du
28 août 2001) ». Il y a dix ans, l’Observatoire national
interministériel de la sécurité routière (ONISR) avait à gérer un nombre
d’accidents deux fois plus important, et l’analyse du bilan annuel était
disponible cinq à six mois après la fin de l’année civile. Celui de 2013
est encore sous une forme purement descriptive, intitulé « Recueil de
données brutes – document de travail », quatorze mois après la fin 2013.
Le comité des experts a également sa part de responsabilité dans l’échec
de la définition d’une politique publique correspondant aux objectifs
gouvernementaux. Au lieu de privilégier le meilleur dispositif possible,
simple et à l’efficacité assurée, il a voulu faire plaisir à tout le
monde. Retenir l’abaissement à 80 km/h de la vitesse maximale sur le
réseau non autoroutier, où surviennent la moitié des accidents mortels,
était un conseil pertinent. Indiquer ensuite la possibilité
d’expérimenter la mesure sur une partie du réseau était une erreur, car
elle laissait penser qu’une telle expérimentation avait un intérêt
scientifique, alors qu’il ne pouvait être que marginal. Créer des
comités d’experts en mélangeant des spécialistes de la mise en œuvre de
décisions opérationnelles et des spécialistes en développement des
connaissances est une source de conflits.
Lire aussi
Le Conseil national de la sécurité routière divisé sur l’expérimentation
de la baisse de la vitesse
Les savoir-faire et les objectifs sont différents. Le chercheur qui vise
à faire émerger des connaissances nouvelles teste des hypothèses, il
organise des études, son calendrier n’est pas celui du politique.
Lorsqu’il accepte un rôle d’expert, un chercheur doit privilégier la
prise de décision et identifier les mesures capables d’associer
efficacité et possibilité de mise en œuvre effective. En se limitant à
l’accroissement des connaissances, il exprime l’incompréhension du rôle
de conseiller en décision.
Une dégradation de cette gravité peut-elle être inversée au cours de
l’année à venir ? Il est possible d’avoir de bons résultats mensuels,
notamment par comparaison avec les mauvais mois de mars, avril et
mai 2014, mais la politique actuelle ne permettra pas d’abaisser la
mortalité à 2 912 à la fin de l’année 2015, ce qui correspondrait à
l’étape intermédiaire de l’objectif gouvernemental de 2 000 tués
en 2020. Nous quittons donc ce dispositif en perdition pour agir au sein
d’autres structures, notamment associatives, avec une parole libérée de
tout devoir de réserve. »
En savoir plus sur
http://www.lemonde.fr/securite-routiere/article/2015/03/17/deux-experts-demissionnent-du-conseil-national-de-la-securite-routiere-qu-ils-jugent-en-perdition_4594947_1655513.html#qu7KOpAgUoQVZOhG.99