Programmes incitateurs de sécurité routière en France

 

Anne Faure et Nicole Muhlrad

19/10/2000

 

 

 

Introduction

 

            Au début des années 80, la France met en place une loi de décentralisation qui, entre autres choses, donne aux collectivités locales toute responsabilité en matière de sécurité routière sur leur territoire. Les acteurs locaux traditionels (élus et services techniques) n'ont encore que peu d'expérience en la matière et leur motivation est souvent légère. Afin que les actions de sécurité routière, notamment en milieu urbain, ne disparaissent pas pendant une période indéterminée, la direction de la sécurité routière (ministère des Transports) décide d'utiliser des incitations pour relancer la dynamique locale.

 

            A la même époque, on constate une stagnation des nombres d'accidents et de victimes de la route. Afin d'obtenir une nouvelle inflexion vers le bas de la tendance, la direction de la sécurité routière fait l'hypothèse qu'il faut mobiliser la société civile et impliquer le plus grand nombre possible d'acteurs dans l'action de prévention des accidents et des traumatismes.

 

            Enfin, les savoir-faire en sécurité routière sont loin d'être suffisants pour répondre à certains problèmes de sécurité qui se posent, notamment ceux de la friction entre trafic de transit et usagers locaux (incompatibilité des vitesses) : la séparation des trafics par construction de voies nouvelles en contournement des zones sensibles a vécu, autant pour des raisons économiques que par la découverte d'effets parasitaires (reports d'accidents, coupures urbaines, etc.). Il faut donc innover et expérimenter.

 

            Trois programmes incitateurs sont ainsi mis en place presque simultanément ; REAGIR a pour but de mobiliser et sensibiliser la société civile au problème des accidents de la route ; les "contrats moins10 %" visent à engager des municipalités dans l'action de sécurité ; enfin, "Ville plus Sûre, Quartiers sans Accidents" est un programme expérimental visant à susciter l'innovation autant en matière d'aménagement de l'infrastructure que de dynamique locale.

 

            De ces trois programmes, seul REAGIR est encore en activité. Contrats moins 10 % et Ville plus Sûre ont cependant laissé des effets durables.

 

 

 

1. REAGIR

 

1.1. Objectif

 

L'objectif initial est de mobiliser un grand nombre de citoyens de professions diverses dans un effort collectif de compréhension des phénomènes d'accidents de la route et de constituer ainsi un soutient élargi pour l'action de sécurité. Sont particulièrement visés les professionnels dont le domaine d'activités peut directement intégrer des actions de sécurité (police, ingénieurs routiers, médecins des services d'urgence, urbanistes, etc.).

 

Sur cet objectif initial se greffe au cours du temps celui de tirer parti des informations rassemblées au niveau local en les concentrant dans une base de données nationale.

 

1.2. Principe

 

            Les données les plus détaillées systématiquement recueillies sur les accidents de la route sont les procès-verbaux des forces de l'ordre qui sont rédigés dans le but d'identifier un "usager responsable" pour la justice ou les assurances. Afin de décrire de façon plus réaliste les mécanismes générateurs d'accidents, il est donc nécessaire de mettre en place de nouveaux recueils de données d'accidents à des fins de connaissance et hors des circuits établis. La méthodologie d'analyse approfondie des accidents élaborée à l'INRETS dans le cadre de l'EDA (Enquête Détaillée d'Accidents) de Salon-de-Provence en fournit la base.

 

          Dans chaque département, des équipes de volontaires sont constituées pour enquêter sur les accidents mortels et très graves. Les enquêteurs sont les "inspecteurs de sécurité routière" (IDSR) qui s'engagent à participer à REAGIR au moins dix jours par an. Le programme est piloté par la direction de la sécurité routière (DSCR), avec pour relais sur le terrain les préfets, assistés de coordinateurs de sécurité routière ainsi que d'un réseau de Chargés de Mission Réagir (CMR) apportant une assistance technique. Les CMR sont également des volontaires, mais sont généralement recrutés dans des professions comportant déjà des activités de sécurité routière : ils s'engagent à consacrer 25 % de leur temps de travail à REAGIR. Ce réseau d'assistance technique est à l'heure actuelle en cours de restructuration en vue de constituer des "bases de compétences" importantes au niveau régional plutôt que départemental et le principe de fonctionnement décrit ci-dessous est resté en vigueur (à quelques ajustements près) de 1983 à 1999.

 

          En principe, tous les accidents mortels et très graves se produisant sur le territoire français doivent être enquêtés. Dès qu'un tel accident se produit, un groupe pluridisciplinaire d'IDSR est appelé par le coordinateur placé auprès du préfet (lui-même prévenu par les forces de l'ordre) ; l'équipe se rend alors sur les lieux pour examiner l'infrastructure et les véhicules et interroger les impliqués. Des entrevues ultérieures avec ces derniers sont normalement nécessaires pour compléter le dossier. Chaque dossier fait l'objet de "propositions" détaillées d'action (tout ce qui permettrait d'éviter que ce type d'accident se reproduise). Chaque mois, une réunion générale des IDSR et des CMR, le "Collège Technique" présidé par le coordinateur départemental, permet de réviser collectivement les dossiers et de faire une synthèse des propositions. Celles-ci sont transmises aux responsables locaux de l'action de sécurité routière, soit directement par les IDSR dans le cadre de leur profession, soit par l'intermédiaire des préfectures et des CMR, et contribuent en principe à l'élaboration du "Plan Départemental d'Action de Sécurité Routière" (PDASR), annuel. En outre, une base nationale de données REAGIR ainsi que des bases locales sont alimentées à partir de questionnaires qui sont remplis et codés pour chaque dossier d'accident révisé.

 

          La méthodologie d'enquête initiale est transmise par l'INRETS aux premières équipes de formateurs REAGIR en 1983. Ce sont les CMR qui seront par la suite chargés de l'enseigner aux IDSR, sous le contrôle de la DSCR. Avant d'être nommés par le coordinateur, les candidats à la tâche d'IDSR sont    ainsi soumis à une formation de trois jours. Les CMR reçoivent eux-mêmes une formation initiale de cinq semaines, organisée périodiquement par la DSCR, où ils se familiarisent, non seulement avec la méthodologie d'enquête, mais aussi avec les stratégies d'action de sécurité routière, ainsi que les méthodes de communication..

 

1.3. Fonctionnement

 

          Le nombre des IDSR sur le terrain est monté jusqu'à 6000 en 1993. Environ 1000 nouveaux IDSR ont été formés chaque année, permettant ainsi un renouvellement des effectifs. Les IDSR expérimentés encadrent les nouveaux venus, frais émoulus de leurs trois jours de formation. Ce complément de formation "sur le tas", voulu par les décideurs de la DSCR dans un esprit de dynamique sociale, conduit à des niveaux de qualité de l'enquête et des propositions très disparates d'un département à l'autre. Certains professionnels (les médecins d'urgence, par exemple) ont d'ailleurs eu tendance à se décourager devant des résultats qui n'étaient pas au niveau de leurs attentes. Par ailleurs, il est tentant pour des IDSR de professions éloignées de l'action directe de prévention des accidents de se croire rapidement devenus des spécialistes : une grande frustration émerge alors du fait que l'ensemble des propositions d'actions ne sont pas retenues.

 

          En moyenne, 2500 enquêtes REAGIR sont effectuées en France chaque année. Tous les accidents mortels ne sont donc pas traités pour des raisons de disponibilité des services concernés et des IDSR, et le choix des dossiers à mener à leur terme, parfois aléatoire, parfois thématique, diffère selon les départements. Dans ces conditions, la base nationale de données REAGIR n'est que très globalement représentative de la situation d'accidents en France. Une analyse plus approfondie de cette base, effectuée à l'Inrets en 1998, montre que, si certains dossiers d'accidents sont suffisamment complets pour apporter une information plus approfondie que les procès-verbaux régulièrement établis par les forces de l'ordre, d'autres font montre d'un niveau de réflexion très insuffisant quant aux facteurs d'accidents.

 

1.4. Résultats

 

Positifs :

- Une véritable prise de conscience s'est créée autour de la sécurité routière dans la société : l'objectif premier de REAGIR est sans doute atteint.

- Le recueil d'information de REAGIR, quels que soient sa représentativité et son degré d'approfondissement, a eu un effet pédagogique : il a permis de faire comprendre et passer dans l'action concrète un minimum de connaissances accidentologiques (tout accident est pluri-factoriel, le facteur humain n'est que l'une des composantes des processus générateurs d'accidents, l'infrastructure intervient dans une proportion significative des processus accidentogènes, soit directement, soit à travers des modifications du comportement des usagers).

- REAGIR a été la première étape d'une communication entre acteurs locaux d'origines diverses, sur laquelle se sont graduellement greffés par la suite des modes d'organisation (programmation pluri-annuelle de la sécurité routière dans les départements, par exemple).

 

Négatifs :

- La qualité variable des enquêtes REAGIR semble indiquer que la formation donnée aux IDSR n'est pas suffisante et s'est sans doute détériorée dans le temps. Une remise à plat périodique de ce type de dispositif "en réseau" serait sans doute utile.

- Du fait de leur mode de formation (court) et de leur type d'activité, les IDSR constituent un échelon intermédiaire entre "grand public" et "professionnels de sécurité routière". Leur positionnement vis-à-vis des décideurs n'est donc pas confortable.

- La validité des propositions locales d'action qui émerge de REAGIR est, en principe, consolidée par les échanges et confrontations qui ont lieu en Collège Technique. Les CT ne fonctionnent cependant pas régulièrement dans tous les départements. Les propositions sont ainsi souvent généralisées sur des cas d'accidents individuels ou trop peu nombreux.

- La valeur statistique de la base de données REAGIR est douteuse.

 

 

 

2. Contrats moins 10 %

 

2.1. Objectifs

 

          L'objectif est double : il s'agit d'une part de susciter des politiques de sécurité routière en milieu urbain, notamment dans des municipalités encore peu actives dans ce domaine, d'autre part de développer le savoir-faire technique dans les villes et de les encourager à se doter des outils nécessaires pour suivre l'évolution de la sécurité routière et faire le diagnostic.

 

 

2.2. Principe

 

          Le programme concerne les villes moyennes et grandes (plus de quarante mille habitants) ou les groupements de communes plus petites. Dans un contexte de décentralisation récente, il est apparu peu souhaitable que l'Etat ait droit de vision a priori sur les actions de sécurité routière mises en place localement. Les Contrats moins 10 % ont donc été conçus sur la base d'un suivi global de l'évolution des nombres de victimes :

 

- Pour chaque municipalité décidant de participer au programme, une dotation initiale proportionnelle au nombre de victimes de la route dans la ville est versée par l'Etat. Celle-ci doit servir à mettre en place l'outil de suivi des accidents (base de données locale), faire le diagnostic et préparer un premier plan d'action.

 

- Un première tranche de financement, toujours proportionnelle à l'ampleur du problème de sécurité de la ville, est alors versé par l'Etat pour la réalisation de ce plan ; la municipalité est tenue d'ajouter au budget de l'opération un financement équivalent.

 

- Dès qu'une diminution de 10 % du nombre de victimes de la route est obtenue sur une période d'une année (glissante), le financement de l'Etat est renouvelé. Tant que la municipalité parvient à maintenir ce rythme d'amélioration de la sécurité, le Contrat moins 10 % se poursuit donc avec des financements périodiques de l'Etat.

 

          Les villes ne sont pas tenues de détailler les mesures prises pour obtenir les résultats. Cependant, l'allocation d'un budget aux opérations de sécurité peut être contrôlée a posteriori.

 

 

2.3. Fonctionnement

 

          De très nombreuses villes et groupements de communes ont participé au "Contrat moins 10 %". Des fichiers municipaux d'accidents ont été mis en place là où ils n'existaient pas encore, ce qui a impliqué la coordination de deux groupes d'acteurs locaux : élus et services techniques d'une part, forces de l'ordre d'autre part.

 

          Chaque municipalité ayant l'entière maîtrise de sa politique de sécurité routière, les mesures et stratégies mises en oeuvre ont fortement varié d'une ville à l'autre, depuis le développement des transports publics accompagné de mesures en faveur des cyclistes jusqu'à des mesures plus élémentaires du type information des usagers. L'évaluation des mesures prises, qui aurait pu les relier aux améliorations répétées de sécurité routière obtenues, n'a pas été faite par les villes et aucun suivi qualitatif n'a pu être mis en oeuvre par la DSCR (la décentralisation récente "interdisant" que l'on se penche sur l'action des municipalités). Il a été supposé que toute ville obtenant sur plusieurs années une réduction d'au moins 10 % du nombre des victimes de la route pouvait être considérée comme ayant mis en place une véritable politique de sécurité.

 

          Il est clair que les améliorations de sécurité routière sont plus aisées à obtenir en début d'action qu'après plusieurs années d'activité et que l'obtention de moins 10 % des victimes demande de plus en plus d'effort : le programme était donc voué, de par sa conception, à un ralentissement progressif. Il a cependant été arrêté pour d'autres raisons, un audit financier national ayant montré que certaines villes bénéficiant des subventions n'avaient pas investi à même hauteur dans la sécurité routière (notamment la ville de Paris).

 

          "Contrats moins 10 %" a été jugé suffisamment intéressant pour que deux autres pays européens (Pays-Bas et Autriche) s'en inspirent pour concevoir leurs propres programmes incitateurs vis-à-vis des villes.

 

 

2.4. Résultats

 

Positifs :

- Avant la mise en place des "contrats moins 10 %", peu de villes s'intéressaient à la sécurité routière ; le programme a pour vertu principale d'avoir mis ce sujet à l'ordre du jour dans les municipalités. Pour les villes déjà actives, l'obtention de subventions a permis l'accélération des programmes et leur extension. Dans les autres villes, le démarrage de projets de sécurité routière s'est fait de façon inégale, selon le potentiel de compétences locales et la motivation des élus.

- Le programme a donné un coup d'accélérateur au développement de fichiers municipaux d'accidents, point de départ de bases de données sécurité routière dans les villes.

- Une prise de conscience des problèmes de sécurité routière des usagers dits "vulnérables" a commencé à se faire.

 

Négatifs :

- Certaines villes ont "triché" et encaissé à plusieurs reprises une subvention accordée sur la base d'une diminution des nombres de victimes liée à la conjoncture plus qu'à une stratégie volontaire de prévention des accidents.

- La pertinence et l'efficacité des mesures mises en oeuvre n'a pas été suivie.

 

 

3. Ville plus Sûre, Quartiers sans Accidents

 

3.1. Objectifs

 

          Le programme expérimental Ville plus Sûre vise à la fois des objectifs sociaux, techniques et opérationnels :

 

Objectifs sociaux : Améliorer simultanément la qualité de vie et la sécurité routière dans des quartiers urbains atteints par les nuisance d'une circulation de transit impossible à dériver sur d'autres axes.

 

Objectifs techniques : Innover en matière d'aménagement de la voirie urbaine, notamment pour réduire les vitesses et faciliter la cohabitation d'une circulation de transit avec les activités locales (desserte, stationnement, circulation de piétons et de deux-roues).

 

Objectifs opérationnels : Amener les différents acteurs locaux potentiels de la sécurité routière à collaborer, générer une solidarité locale autour des projets, faire participer les usagers à la définition des programmes mis en oeuvre.

 

3.2. Principe

 

          Ville plus Sûre est un programme expérimental qui se fonde sur le principe d'une relation entre environnement et comportements, relation qui est loin d'être couramment admise à l'époque où se conçoit le programme. L'hypothèse est donc que l'on peut influencer le comportement des usagers, notamment des conducteurs en transit à travers un quartier, par des aménagements visant à réduire les vitesses et/ou à attirer l'attention sur les usages locaux (urbains) de la voirie.

 

          Contrairement aux autres programmes précédemment ou simultanément mis en oeuvre en milieu urbain (plans de circulation, contrats moins 10 %), les communes de toutes tailles peuvent participer à Ville plus Sûre. Le programme est prévu pour une durée limitée qui doit être suffisante pour qu'on puisse en tirer les enseignements. Un budget annuel, géré par la DSCR, lui est alloué. Un "groupe de pilotage" national comprenant des représentants de la DSCR, du CERTU et de l'INRETS est créé pour gérer le programme et son budget, coordonner les opérations et faire la synthèse des évaluations.

 

          Le groupe de pilotage définit tout d'abord le concept opérationnel de Ville plus Sûre et élabore un cahier des charges ou "charte" qui réunit les critères auxquels doivent répondre les opérations. En particulier:

 

- Les projets Ville plus Sûre doivent porter sur un quartier urbain traversé par une voirie de transit ou à grande circulation générant, entre autres, un problème de sécurité ; le diagnostic et le projet doivent prendre en compte l'ensemble du quartier et traiter simultanément des problèmes de sécurité routière et de qualité de vie.

 

- Les aménagements proposés doivent se différencier clairement des aménagements généralement utilisés pour les artères de transit (marquages, signalisation) et des aménagements urbains classiques trop contraignants pour les circulations locales (feux rouges) ; il doivent innover, autant dans leur principe que dans leur conception (matériaux utilisés, etc.). Ils peuvent donc ne pas se conformer aux pratiques ou normes en vigueur.

 

- Chaque projet doit être soutenu par un "groupe de travail local", présidé par le maire, comprenant l'ensemble des acteurs, publics et privés : représentants locaux de l'Etat et de l'administration, élus locaux, services techniques, professionnels locaux intéressés (urbanistes, architectes, paysagistes, sociologues, etc.), associations. Le projet est préparé par une équipe pluridisciplinaire comportant au moins un ingénieur, un architecte et un professionnel de sciences sociales. Une concertation avec le public, notamment les résidents du quartier traité, doit être organisée pour contribuer à la préparation du projet.

 

- Une partie des subventions accordées à chaque projet doit être allouée à une étude d'évaluation, qualitative et, si possible, quantitative, intégrant les deux objectifs (sécurité, qualité de vie). L'évaluation fait ainsi partie intégrante du projet.

 

          Les municipalités volontaires soumettent un avant-projet qui est examiné sur la base de la charte par le groupe de pilotage ; celui-ci organise systématiquement une visite de terrain avant de sélectionner un projet. Les équipes locales retenues reçoivent une subvention pour études et pour travaux : l'Etat cofinance les opérations avec la ville, en prenant en charge une part variable du budget qui est définie par le groupe de pilotage, part qui est généralement plus importante quand des aménagements sont prévus dans des villes moyennes ou petites. Un contrat formel est établi entre l'Etat et la municipalité, prévoyant l'obligation de pratiquer une évaluation.

 

          Le groupe de pilotage suit globalement le déroulement des projets, apporte une assistance technique sur le terrain aux équipes locales qui le demandent (il ne s'agit, ni d'un encadrement, ni d'une surveillance), organise des échanges et des rencontres entre les équipes locales afin de confronter les points de vues et les pratiques, diffuse les "bons" exemples, participe à l'élaboration des méthodes de diagnostic et d'évaluation, recueille les résultats et, finalement, tire les enseignements du programme expérimental selon ses trois objectifs. Le budget annuel de Ville plus Sûre couvre donc, non seulement la part de l'Etat dans les opérations (études et réalisations), mais aussi les activités de communication (organisation de séminaires, diffusion d'information, etc.) et de synthèse.

 

 

3.3. Fonctionnement

 

          La durée du programme Ville plus Sûre n'avait pas été fixée au démarrage ; de fait, les activités se sont déroulées de 1983 à 1990, des financements pour travaux étant disponibles de 1984 à 1988. Plus de soixante communes ont participé au programme et plus de cinquante d'entre elles ont mis en oeuvre leur projet. Leur taille de ces communes varie de quelques centaines d'habitants à plusieurs centaines de milliers ; dans le cas des grandes villes, ce n'est évidemment pas toute l'étendue du territoire qui a été traitée, mais un ou plusieurs quartiers périphériques en "entrée de ville".

 

          Au début du programme, quelques villes avaient déjà des projets qui ont ainsi trouvé immédiatement à s'exprimer. D'autres se sont inspirées des premiers exemples ou de la charte de Ville plus Sûre pour se lancer dans l'expérimentation. De nombreuses manifestations ont été organisées au niveau national, permettant aux précurseurs de valoriser leurs projets et aux nouveaux venus dans le programme de prendre de l'assurance pour proposer, à leur tour des innovations. Des membres du groupe de pilotage national ont apporté leur concours à l'élaboration de chaque projet, soit directement, soit en suscitant des assistances techniques ; les CETE (Centres d'Etudes Techniques de l'Equipement, régionaux) et les DDE (Délégations Départementales de l'Equipement) ont notamment pris une part active dans l'assistance à la conception et à l'évaluation.

 

          Les groupes de travail locaux se sont constitués, avec un apport variable de différents professionnels qui n'avaient pas été, jusqu'alors, particulièrement concernés par la sécurité routière (architectes, sociologues, paysagistes, etc.). La concertation avec le public a bien mis en lumière le fait que les problèmes d'insécurité ne pouvaient être traités indépendamment de ceux liés au milieu de vie (bruit, accessibilité, développement de l'économie locale et des activités sociales). Dans certains projets, le public (résidents, commerçants) a participé, non seulement à la conception du projet, mais à sa réalisation par l'apport de financements ou d'actions complémentaires (reprise des façades de bâtiments, plantations, éclairage, etc.).

 

          L'innovation technique a été très dynamique, les aménagements portant aussi bien sur la chaussée (ralentisseurs, passages piétons et carrefours surélevés, giratoires de formes diverses, chicanes, rétrécissements, variations de surfaçage, etc.) que sur ses abords (élargissements de trottoirs, intégration du stationnement, plantations, mobilier urbain, "portes" urbaines d'entrées de villes, éclairage spécifique, surfaçage, etc.), ou encore sur la chaussée et les circulations piétonnes (places traversantes, etc.). Beaucoup d'attention a été portée aux détails, en particulier à la visibilité jour-nuit et à l'usage des matériaux.

 

          L'évaluation a posé plus de problèmes : les méthodes développées en recherche se sont avérées peu opérationnelles, d'une part parce que trop coûteuses et donc susceptibles de mobiliser une part trop importante du budget conjoint des municipalités et de l'Etat alloué aux opérations, d'autre part parce demandant un suivi des effets sur des périodes trop longues. Des méthodes allégées ont donc été mises au point par la plupart des équipes de projets, apportant des résultats qualitatifs intéressants sur l'acceptabilité des mesures et le degré de satisfaction des usagers, mais des résultats seulement indicatifs quant aux effets sur l'insécurité routière.

 

          Différents documents de synthèse ont été produits par le groupe de pilotage national à la suite du programme, proposant des méthodologies (diagnostic, concertation, évaluation) et recensant les différentes formes d'aménagements expérimentées. Ces dossiers guides ont permis aux principes du programme de s'étendre largement au-delà des communes ayant participé à l'expérimentation.

 

 

3.4. Résultats

 

Positifs :

- Les projets expérimentaux Ville plus Sûre ont montré que l'on pouvait obtenir sur des voies à fort trafic, par des combinaisons d'aménagements physiques de la chaussée et de ses abords incitateurs et/ou contraignants, des vitesses de circulation compatibles avec la vie locale et une plus grande attention de la part des conducteurs en transit vis-à-vis des usagers locaux, notamment des piétons. En dépit du caractère non réglementaire et considéré alors comme "risqué" de la plupart des solutions expérimentées, les évaluations quantitatives sommaires font état d'un gain global d'accidents et de victimes.

- Pour la première fois, une priorité de fait a été accordée à la circulation locale, notamment celle des piétons, en obligeant la circulation de transit à se plier à des besoins en contradiction avec les siens.

- Les aménagements ont largement fait place à l'utilisation de matériaux locaux, assurant une intégration intéressante des éléments routiers à l'urbanisme local et favorisant l'appropriation du projet par les usagers.

- Les groupes de travail locaux ont amené des acteurs jusqu'alors peu communiquants à travailler en partenariat. Leur coopération a permis d'obtenir un consensus autour d'aménagements  de voiries urbaines non conformes aux recommandations en vigueur et qui n'auraient donc pu être mis en oeuvre dans un autre contexte de décision.

- Dans certaines communes, les groupes de travail ont continué à vivre après les projets. En outre, des compétences techniques se sont développées localement (une quinzaine d'équipes en France, notamment autour d'architectes).

- La concertation avec le public a donné une ampleur supplémentaire à certains projets, tout en contribuant au respect des nouveaux aménagements

- L'économie et les commerces locaux semblent avoir bénéficié des expériences Ville plus Sûre, du fait, d'une part que des voiries autrefois dégradées par la circulation ont été revalorisées, d'autre part que les circulations piétonnières et l'accessibilité ont été fortement améliorées.

- Le savoir-faire obtenu, tant en matière d'outils d'aménagements  et de méthodologies (diagnostic global, évaluation) que de conduite de projet a été capitalisé. A la suite du programme Ville plus Sûre, des stages de formation ont été offerts pendant plusieurs années aux ingénieurs routiers des DDE. Plusieurs ouvrages de synthèse ont été publiés.

 

Négatifs :

- Les budgets annuels consacrés par l'Etat à Ville plus Sûre ont subi une forte baisse en cours de programme pendant deux ans correspondant à un changement de gouvernement ; cette période d'incertitude a quelque peu rebuté les villes dont le projet avait été retenu mais qui se sont vu provisoirement refuser un financement.

- Les usagers locaux, même directement intéressés à la conception du projet, on fait preuve de peu de discipline concernant l'organisation du stationnement ; certains projets ont dû ainsi être modifiés localement pour délimiter les emplacement autorisés de stationnement (et l'interdir ailleurs) de façon plus stricte, ce qui a quelque peu nuit à l'esthétique globale.

- Bien que le diagnostic préliminaire ait porté sur des quartiers, les aménagements physiques ont rarement dépassé l'artère principale et ses abords immédiats. La vie du quartier s'en est cependant trouvé fortement changée.

- Dans certaines villes, la dynamique locale mise en jeu ne s'est pas prolongée au-delà du projet.

- Les évaluations ont été de niveau variables selon les groupes de travail locaux. Du fait des petits nombres d'accidents corporels susceptibles de se produire sur une traversée urbaine de quelques kilomètres au plus, l'évaluation quantitative individuelle de chaque projet ne pouvait être fiable. L'évaluation qualitative a apporté beaucoup d'enseignements sur le fonctionnement des aménagements autant que sur l'acceptabilité des projets pour les usagers, mais, en dépit de la charte, elle n'a été convenablement développée que dans une partie des expériences.

- Le savoir-faire diffusé à la suite de Ville plus Sûre a engendré de nombreuses autres actions du même type, notamment en traversées de petites agglomérations. Cependant, l'aspect "quartier" s'est quelque peu perdu au profit d'un traitement purement longitudinal et une certaine tendance à prendre les exemples d'aménagement comme des "recettes" directement applicables plutôt que d'effectuer un véritable diagnostic est apparue : la nécessité d'une réflexion approfondie pour créer un environnement urbain cohérent à partir d'outils d'aménagements innovants est un message qui est mal passé.

- Après une première période post-expérimentale dynamique, les stages de formation des acteurs locaux ont été interrompus, pour des raisons autant institutionnelles que budgétaires. Par ailleurs, le suivi à long terme des effets du programme, sur les villes ayant pris par tà l'expérience comme sur les autres, n'a pas été entrepris.

 

 

 

 

 

Conclusion

 

          Les programmes incitateurs mis en place dans les années 80 par l'Etat pour les villes et pour développer l'action locale ont fortement contribué à mettre en place une dynamique de sécurité routière ainsi qu'à développer des outils et un savoir-faire technique. Ville plus Sûre et Contrats moins 10 % ont également stimulé une prise en compte nouvelle des usagers vulnérables et légitimé des stratégies d'aménagement leur conférant une priorité, même vis-à-vis de la circulation de transit. Ils ont ainsi été des précurseurs dans la prise en considération de la marche et de la bicyclette comme des modes de transports à part entière qui, encore peu répandue au début des années 80, fait maintenant officiellement partie de la pratique urbaine depuis que la Loi sur l'Air a rendu obligatoire, pour les grandes et moyennes agglomérations, un plan de déplacements comprenant des "circulations douces".

 

          Cependant, l'interruption de "Contrats moins 10 %" et la conclusion de Ville plus Sûre ont laissé l'Etat bien loin des préoccupations de sécurité en milieu urbain : non seulement les retombées ultérieures des programmes incitateurs n'ont pas été évaluées, mais il n'existe plus, à l'heure actuelle, de suivi de l'action des villes. Alors qu'une cible de sécurité routière (trop) ambitieuse a été fixée au niveau national, l'Etat ne se donne plus aucun nouveau moyen d'influer à court terme sur les politiques de sécurité en agglomération qui concernent pourtant les deux-tiers des accidents et le tiers des tués du pays, sachant que les plans de déplacements ne pourront avoir un effet sur la sécurité, au mieux, qu'à long terme.

 

          Outre l'interruption de la politique volontariste de l'Etat vis-à-vis des collectivités locales qui pourrait être interprétée par celles-ci comme un désengagement, on peut dire que le potentiel de progrès apporté par les programmes incitateurs n'a pas été complètement exploité : aucun soutient n'a été apporté à la pérennisation des dynamiques locales ; les savoir-faire développés existent sous forme livresque, mais ne sont plus transmis sous d'autres formes aux acteurs locaux et ne sont pas couramment enseignés.

 

          En conclusion, la mise en oeuvre de programmes incitateurs vis-à-vis des collectivités locales est riche d'enseignements et génère une dynamique incontestable, notamment quand la sécurité routière est associée à d'autres préoccupations sociales telles que l'amélioration de la qualité de la vie. Cependant, pour recueillir tous le bénéfice de ces programmes, il paraît nécessaire, non seulement de garantir le niveau des budgets annuels qui leurs sont consacrés sur un nombre d'années fixé au préalable en fonction de leurs objectifs, mais aussi de prévoir des actions d'accompagnement post-programmes pour en évaluer les développements et les effets à moyen terme, encourager les groupes de travail plusidisciplinaires locaux à se pérenniser et assurer une diffusion continue des savoir-faire.

 

 

 

Références 

         

BARJONET P.E., CAUZARD J.P., FAURE A., 1988 : Traitement politique et social de la sécurité routière. Annales de la Recherche Urbaine N° 40, "Risques et Périls", Dunod-Ministère de l'Equipement, Paris.

CETUR, 1990 : Ville plus Sûre, Quartiers sans accidents : savoir faire et techniques. CERTU, Lyon.

CETUR, 1990 : Ville plus Sûre, Quartiers sans accidents : Réalisations, évaluations. CERTU, Lyon.

FAURE A., 1987 : Programmes locaux de sécurité routière : le cas des opérations Ville plus Sûre, Quartiers sans Accidents. Rapport INRETS, Arcueil.

FAURE A., DENEUVILLE A., 1992 : Safety in urban areas : the French programme "Safer City, Accident-free Districts". Accident Analysis and Prevention, vol. 24 n°1.

FONTAINE H., GOURLET Y., PEYTAVIN J.F., MUHLRAD N., 1997 : Les politiques déconcentrées de sécurité routière. Rapport de convention Inrets/DSCR.

MUHLRAD N., FAURE A., 1988. Politiques locales de sécurité routière: élaboration d'un modèle didactique. Rapport INRETS n°77, Arcueil.